Assez régulièrement, notamment dans mes prédictions,
je vous répète que le web est un média en perpétuelle évolution, avec
une tendance à l’accélération de cette évolution. Pour vous en
convaincre, je vous invite à (re)lire mes articles sur la publicité en ligne, TV ou les applications mobiles
(ce qui était valable il y a deux ans ne l’est plus). Dernière
illustration en date de cette évolution à marche forcée : les contenus. En
moins de 6 mois, les grands acteurs du numérique (Snapchat, Facebook,
Apple, Twitter, Google…) ont fait complètement évoluer les rapports de
force et posé les bases d’une nouvelle ère : celle des plateformes.
Des portails web aux plateformes mobiles
À une époque pas si lointaine (15 ans), le web était dominé par des
grands portails (Yahoo, MSN, AOL, Spray…). Ces portails se faisaient la
guerre pour être la page de démarrage des internautes qui y trouvaient
tous les contenus et services dont ils avaient besoin (météo, actus,
sports, emails…).
Ces portails proposaient des chaines au sein desquelles un certain
nombre de gros éditeurs étaient agrégés. Le problème est que cette
agrégation était loin d’être exhaustive. Les internautes avaient faim,
ils se sont logiquement tournés vers Google pour avoir accès complet à
la richesse qu’offrait le web. Le célèbre moteur de recherche est devenu
logiquement la page de démarrage de centaines de millions
d’internautes.
Ensuite sont apparus les médias sociaux : d’abord les blogs, puis
Facebook et Twitter. Face à la surabondance de contenus, les internautes
ont dû faire des choix et accorder leur confiance à une poignée
d’éditeurs. Nous sommes alors passés de l’ère de la recherche à celui de
l’abonnement : flux RSS pour les blogs, follow pour Twitter et
fans pour Facebook. Ce principe a bien fonctionné un temps, mais nous
avons vite atteint un seuil de saturation (remarquez comme l’histoire se
répète).
Non seulement les internautes étaient noyés sous un raz-de-marée de
contenus de plus ou moins bonne qualité (avec tout le respect que j’ai
pour les chats), mais ils étaient en plus abreuvés de messages et autres
notifications. Ils se sont alors repliés vers des supports plus confortables où ils pouvaient savourer des contenus de qualité sur le web ou sur leurs terminaux mobiles. Flipboard est pour moi l’exemple le plus représentatif de ces services. La lecture d’articles dans Flipboard
Séduits par l’idée d’une « oasis éditoriale », d’autres se sont
engouffrés dans la brèche, à commencer par Snapchat qui a lancé sa
rubrique Discover en début d’année. Les articles dans Snapchat Discover
Assez rapidement, il a été rejoint par Facebook avec ses Instant Articles, qui sont toujours en phase de déploiement. Exemple d’article sur Facebook avec Instant Article
Dernier entrant dans la course : Apple, qui compte bien s’imposer sur le créneau de l’actualité avec sa plateforme Apple News associée à iOS 9. Exemple d’article dans Apple News
« Plateforme » ? Oui tout à fait, une plateforme au sein de laquelle
les utilisateurs peuvent découvrir, consulter et s’abonner à des
contenus dans un environnement contrôlé (du moins en termes de mise en
page) où tout est fait pour privilégier le confort de lecture, surtout
sur un smartphone.
Avantages et inconvénients des plateformes de contenu
Appelons un chat un chat : par « plateformes », je fais référence en
réalité à des plateformes fermées, des sous-ensembles du web qui ne sont
pas accessibles librement et où tout le monde (utilisateurs et
annonceurs) doit se plier aux règles de l’éditeur. Certains s’offusquent
de la balkanisation du web, à juste titre (Le web est mort, vive le web)
; d’autres mettent en avant la puissance de frappe de ces plateformes
et leur capacité à démultiplier la visibilité des contenus, à juste
titre également. Le débat n’est pas simple, car il y a plusieurs
éléments à prendre en compte, notamment de solides arguments en faveur des plateformes :
une excellente expérience de lecture (bien supérieure à ce que
peuvent proposer des sites web saturés de bannières et contenus
additionnels) ;
une distribution très puissante (les messages sponsorisés sur Facebook permettent de rapidement toucher une large audience) ;
une monétisation simplifiée (Snapchat et Facebook proposent un système de partage des revenus publicitaires).
Les plateformes de contenu, en revanche, présentent un certain nombre d’inconvénients :
Les contributeurs sont terriblement dépendants de l’éditeur de la
plateforme et de ses CGU (certains tentent néanmoins de clarifier les
choses et de proposer des contrats équitables à l’image de Dailymotion ou YouTube) ;
La concentration des contenus pousse les contributeurs à utiliser
des titres et des photos toujours plus sensationnels pour sortir du lot
(BuzzFeed est ainsi le spécialiste du racolage numérique) ;
Les contenus publiés ne sont pas exportables, ils sont liés à la
plateforme (les vidéos publiées sur YouTube et republiées sur Facebook
sont pénalisées vis-à-vis des vidéos natives).
Au final, après plus de 12 ans de blog, je serais incapable de vous dire quelle est la meilleure solution entre publier sois-même ou passer par une plateforme (surtout avec la nouvelle version de Medium).
Il y a en revanche un signe qui ne trompe pas : l’engouement des
internautes. Flipboard revendique ainsi 80 M d’utilisateurs, essayez
d’extrapoler ça au milliard d’utilisateurs journaliers de Facebook pour
bien appréhender le potentiel des Instant Articles.
C’est pour éviter de se faire distancer que Twitter a présenté cette semaine ses Moments : une forme d’éditorialisation de l’actualité (Twitter Debuts Moments).
En l’état, cette nouvelle fonctionnalité ne permet « que » de lire des
tweets et de consulter des photos / vidéos, mais je suis prêt à parier
que l’on pourra bientôt lire directement l’article dans Twitter (sans
passer par une « web view »). La rubrique Moments de Twitter
Nous en étions arrivés là (découverte et lecture des articles dans un
environnement fermé), quand Google est venu mettre son grain de sel et
proposer une solution intermédiaire avec ses Accelerated Mobile Pages.
Google à la rescousse avec Accelerated Mobile Pages
Ebruitée le mois dernier, Google a officialisé hier sa « solution »
au problème de la distribution de contenus sur terminaux mobiles. De
quel problème parlons-nous au juste ? À la fois d’une expérience de
lecture médiocre (les sites éditoriaux sont lents à charger, le
responsive design n’y changeant rien), une mécanique de monétisation qui
devient caduque avec l’arrivée des bloqueurs de bannières sur
smartphone (ex : Adblock Plus sur Android, Crystal
sur iOS), et un très gros risque de cloisonnement du web
(d’emprisonnement des utilisateurs au sein d’applications mobiles). Pour
remédier à ces problèmes, Google propose de reformater les pages d’article en utilisant une version épurée de HTML : Introducing the Accelerated Mobile Pages Project, for a faster, open mobile web.
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L’argumentation des équipes de Google pour nous vendre les AMP (Accelerated Mobile Page)
est indiscutable : si l’évolution du langage HTML permet de faire des
choses formidables (applications en ligne, animations, transitions…),
l’utilisation abusive du javascript a considérablement alourdit les
pages web et ne se justifie pas pour des pages de texte. L’idée de
proposer une version propriétaire de HTML est une pure hérésie, car
personne n’envisage de réécrire son site web. En revanche, alléger la
mise en page et le code source des articles est une idée séduisante,
surtout pour les lecteurs.
Nous arrivons ici au coeur du problème : nous sommes tous d’accord
pour dire que tout bon contenu mérite monétisation. Mais est-ce une
raison pour placer 4 à 5 bannières et jusqu’à 15 codes de tracking
différents sur une même page ? Sans nous en rendre compte, nous sommes
petit à petit arrivé dans une situation intenable avec d’un côté
les éditeurs qui veulent légitimement gagner un peu d’argent avec leurs
contenus, et de l’autre des internautes qui se sentent agressés par les
bannières et surveillés (notamment à cause des pratiques de
retargeting). Longtemps ignorée, la montée en puissance des bloqueurs de
bannières est la résultante logique de cette fuite en avant des
éditeurs (cf. Les ad-blockers accélèrent la transformation de la publicité en ligne).
Le pari de Google est donc de proposer aux éditeurs de publier une version allégée de leurs articles en n’incluant que des publicités « utiles » et un seul code de tracking.
En suivant ces recommandations, les éditeurs auront le droit d’utiliser
les serveurs de cache de Google pour accélérer de façon spectaculaire
le temps de chargement des pages. Les premiers tests sont très
encourageants puisque les temps de chargement seraient divisés par 4 (Get AMP’d: Here’s what publishers need to know about Google’s new plan to speed up your website). Un gain de temps et de bande passante précieux pour les smartphones.
L’autre gros avantage des Accelerated Mobile Page est de proposer aux mobinautes de lire un article directement sur la page de résultat de recherche. Dans l’exemple suivant, une recherche sur « Mars » fait apparaitre 5 articles dans un carrousel ainsi qu’un lecteur intégré. Lecture d’un article avec AMP
La promesse des AMP est donc triple : améliorer le confort de lecture, fluidifier la distribution et proposer une mécanique de monétisation raisonnée.
Ce dernier point est encore sujet à discussion dans la mesure où pour
le moment seuls 5 réseaux publicitaires sont partenaires (nous ne
connaissons pas les conditions pour rejoindre le club des élus) et où
les ad-blockers continuent de bloquer les bannières des AMP. J’imagine
que d’ici au lancement officiel, programmé pour le début de l’année
prochaine, les équipes de Google auront trouvé un moyen de contourner
les ad-blockers (notamment grâce au système de caching).
Au final, ce que propose Google n’est ni plus ni moins que de revenir aux sources du HTML avec des articles uniquement composés de texte et d’images
(il est explicitement dit : « pas besoin de javascript pour du contenu
statique »). Certaines mauvaises langues pourraient penser que c’est un
moyen pour Google de camoufler les piètres performances des smartphones
Android pour exécuter du code javascript (The State of JavaScript on Android in 2015 is… poor).
J’aurais plutôt tendance à penser que c’est un moyen de protéger les
internautes de la dérive induite par les ad tech, à laquelle Google
participe largement, c’est toute l’ambiguïté de la situation.
Comme toujours, les équipes de Google ont une approche prudente et
commencent par soumettre l’idée à la communauté pour valider leur
approche et bénéficier d’un feedback des développeurs. N’oublions pas
qu’il est ici question d’abandonner les balises standards du HTML pour
utiliser les balises propriétaires de Google (<amp-img>,
<amp-video>…). Certes, ils proposent de le faire dans les règles
en utilisant les web components (cf. Comment les composants web ambitionnent de révolutionner les applications en ligne),
mais c’est quand même une contrainte qui n’est pas négligeable. La
bonne nouvelle est que ces spécifications ne demandent pas
nécessairement de gros changements de la part des éditeurs. Après tout, cela
va surtout impacter les outils de gestion de contenu : ces derniers
proposent déjà d’exporter le contenu vers des flux RSS et Atom, AMP ne
serait qu’un format alternatif supplémentaire. Vous noterez au passage que WordPress, le CMS le plus populaire du web, est partenaire de cette initiative.
Encore une fois, j’insiste sur le fait qu’il serait complètement
aberrant de publier un site en AMP. L’idée de Google est de proposer aux
éditeurs de publier une version allégée de leurs articles pour en
faciliter la distribution et la lecture sur les smartphones. Quelque
part, nous sommes en train d’assister à la revanche de la syndication
(cf. RSS n’est pas un produit grand public, c’est un outil pour les professionnels). Qui sait si un jour nous n’allons pas également assister au retour de Google Reader ?
…
…
…
En voilà une bonne idée : proposer une version mobile de Google
Reader pour concurrencer Apple News. Ha mince, on me signale dans
l’oreillette que ça existe déjà (Google Play Kiosque). C’est
ballot, parce que là nous retournons dans une logique de morcèlement du
web au sein d’applications mobiles. Un retour à la case départ en
quelque sorte…
Bref, tout ça n’est pas simple, mais Google a au moins le mérite de proposer une solution pour sortir de cette terrifiante logique de silotage du web
qu’Apple et Facebook semblent tant apprécier, et Snapchat, et WeChat,
et LinkedIn, et Flipboard, et tous les éditeurs de contenus qui
proposent leur propre application mobile. Bon tout le monde en fait !
Difficile de lutter dans ces conditions…
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