mercredi 11 novembre 2015

L’appli Peeple permet de noter ses amis et c’est aussi diabolique que prévu


Noter son prochain d’une lapidaire note sur cinq, c’est le principe terrifiant de Peeple, une application qui donne froid dans le dos. 

3,5/5, c'est la note que tu mets à (Crédits image : Peeple)

3,5/5, c’est la note que les journalistes musicaux attribuent par défaut aux disques qu’ils n’ont pas écouté – mais qu’est-ce que ça signifie pour un être humain ? (Crédits image : Peeple)
Dans son indispensable roman La Zone du Dehors, Alain Damasio décrit une société futuriste inquiétante qui repose sur les notes que chacun attribue à ses semblables. L’auteur nomme ce système le “Clastre”. C’est à ce contrôle de tous et par tous que chacun doit se soumettre pour vivre sur Cerclon, ville-Etat pacifiée mais régie par l’hyper-surveillance que chacun exerce sur les autres – et qui détermine la place de tous dans l’échelle sociale. Voilà l’ampleur dystopique dans laquelle la social-démocratie que nous connaissons aujourd’hui s’est abîmée : au nom de la sécurité, du bien-être et de la raison commune, chacun est devenu un flic.
C’est à cet enfer qu’on a immédiatement songé lorsque Slate nous a averti de l’apparition de Peeple, une application qui permet de noter son semblable en toute impunité. Ce qu’on croyait relever de la science-fiction voilà encore trois semaines devient soudain réalité.
Prévue pour une sortie fin novembre, l’application vous permettra bel et bien d’évaluer votre entourage : “Vous serez en mesure d’assigner des critiques et des étoiles, de une à cinq, à toutes les personnes que vous connaissez : vos ex, vos collègues, le vieux monsieur qui vit à la porte à côté”, explique le Washington Post.
Il faut dire que cela fait désormais belle lurette que l’internaute est encouragé à distribuer bons et mauvais points aux disques, films, bars, restaurants, hôtels, appartements… jusqu’aux prisons, tiens. Le commentaire est devenu un contenu à part entière, et le jugement de tout par tous devient la norme. Mais comment en est-on arrivé à noter les êtres humains ?

Une fois sur Peeple, impossible d’en disparaître

Peeple doit son existence à deux entrepreneures américano-canadiennes, Julia Cordray et Nicole McCullough. Selon elles, leur bébé se veut bel et bien un “Yelp pour humains”. Dans la pratique, une fois Peeple téléchargé, n’importe qui a le pouvoir de juger son prochain sur un barème allant d’une à cinq étoiles et selon trois catégories :
  • vie personnelle;
  • vie professionnelle;
  • vie amoureuse.
Et tout cela sans l’usage de pseudos – il faut renseigner son vrai nom. Je vous l’avais dit : c’est l’enfer.
Mais c’est loiiiiiin d’être fini. Une fois votre nom renseigné dans la base de données de Peeple, il est impossible de l’y faire disparaître. Dans ce cas, vous ne serez pas surpris d’apprendre qu’il est également impossible de supprimer les commentaires qui vous concernent, qu’ils soient positifs ou négatifs. Une seule dérogation : qu’ils violent la charte du site, qui interdit les grossièretés, les appréciations sexistes et la mention des antécédents médicaux. Ouf !
Mais comment prouver que vous connaissez bien une personne et que vous êtes “légitime” (HUM) pour la noter ? L’appli a la solution : il suffit de renseigner le téléphone portable de votre pauvre victime, qui recevra un texto l’avertissant de sa présence sur le site. Quelle charmante attention. De plus, une option de géolocalisation (car en 2015, qu’est-ce qu’une appli sans géolocalisation ?) vous permettra de découvrir les êtres humains les mieux notés qui vous entourent – sans doute pour vous en inspirer et obtenir une meilleure note la prochaine fois, snif.
Julia Cordray et McCullough (Crédits image : Peeple)
Nicole McCullough et Julia Cordray, business women à l’origine de Peeple et émissaires terrestres du Très Bas (Crédits image : Peeple)
Le pire, c’est sans doute d’écouter Cordray et McCullough légitimer l’existence de Peeple. Pour la première, puisque les gens peuvent consacrer autant de temps à faire des recherches lorsqu’il s’agit d’acheter une voiture, “pourquoi ne pas appliquer le même type de jugement sur d’autres aspects de notre vie ?”, questionne-t-elle, sibylline, auprès du Washington Post.
Pour la chasseuse de têtes basée au Canada, noter les performances sexuelles et sanctionner les fautes professionnelles de son prochain, compiler ces données et les afficher au vu et au su de tous, ce n’est qu’un feedback de votre e-reputation en plus ! Eh oh, ne vous plaignez pas ! A vous d’adopter une attitude responsable et d’essayer de vous améliorer, tas de fainéants !
De son côté, Nicole McCullough, sa partenaire en affaires, interprète le rôle du bon flic et mise sur l’affect (ça marche à tous les coups). Elle met en scène son rôle de jeune mère pour justifier d’avoir enfanté cette application diabolique et explique qu’elle se sentirait rassurée de connaître les évaluations des gens qui gravitent autour de ses enfants. Rien de plus naturel que de soupçonner ses voisins, sa boulangère, sa factrice ou encore l’instituteur de ses gosses… Hey, l’un d’eux est peut-être une très mauvaise personne, après tout !
Rassurez-vous, à les entendre, ces deux jeunes business women sont en fait deux bonnes âmes pétries d’humanisme. Elles se sont d’ailleurs fixé une mission : rendre le monde meilleur, grâce à Peeple. Si, si, c’est très sérieux ! Du moins le soutiennent-elles mordicus à nos confrères du quotidien américain :
Nous somme deux femmes d’affaires empathiques du domaine high-tech et  voulons répandre l’amour et des sentiments positifs. Nous voulons travailler avec délicatesse.
Vous entendez ça les haters ? Peeple, c’est de la dé-li-ca-tesse.

Pas de ça chez nous

Rire ou pleurer, à vous de choisir. Cependant, après avoir réussi à lever 6,7 millions d’euros grâce à cet idée d’outil machiavélique, il y a peu de chances que Peeple débarque un jour en France. La Commission nationale de l’informatique et des libertés (Cnil), contactée par Next (Libération), juge peu probable et “difficile” sa mise en place : eh oui, celle-ci est en infraction avec de nombreux principes de la loi “informatique et libertés”.
Selon le texte, de telles données rendues publiques doivent être purement objectives, interdisant “les appréciations sur le comportement des gens”… C’est-à-dire l’essence même de Peeple. Trop dommage…
“Le bon flic, c’était devenu celui qu’on ne voyait pas : le caché, le lâche…”, prédit Alain Damasio dans son roman d’anticipation La Zone du Dehors. Méfiez-vous : on le devient plus vite qu’on le croit.

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